Bâtiment Hydrographique Laplace - A793
 
     
    L'homme    
Pierre Simon de Laplace (1749 - 1827)

 
Fils d'un cultivateur, auquel l'étude fut ouverte, Laplace dut à des talents remarquables en mathématiques de s'imposer au monde savant dès les dernières années de l'Ancien Régime. Mais c'est à travers la Révolution, l'Empire et la Restauration, qui le fit pair et marquis, que se réalisa son ascension et qu'il finit par exercer sur le milieu scientifique français une autorité considérable et parfois pesante. On a pu lui reprocher le goût de la politique et l'habileté à composer pour profiter des changements de régime, mais il était de ces maîtres à penser qu'un gouvernement a toujours intérêt à se concilier, et son ouvre scientifique, d'une valeur et d'une ampleur exceptionnelles, avait une importance sociale.

Son oeuvre est essentiellement constituée par les applications de l'analyse mathématique dans deux directions principales : la mécanique céleste et la théorie des probabilités. Reprenant en un seul corps de doctrine tous les travaux effectués depuis Newton sur les conséquences de la gravitation universelle, Laplace s'est illustré dans l'étude des anomalies des mouvements de la Lune et des planètes et a assuré à son Exposition du système du monde la base positive qui justifie la célébrité de cet ouvrage. Il ne s'agit pas d'une simple remise à jour du vieux projet cosmologique, mais d'une élaboration de grande technicité qui est restée typique d'une science nouvelle. De même, les travaux de Laplace concernant les lois que la statistique est susceptible de révéler dans la mouvance de l'aléatoire, notamment à propos de la mortalité, ont ouvert des voies jusque-là inconnues. Ils ont permis de dépasser les discussions de principe où s'enlisait la notion de probabilité.

Mais on doit encore à Laplace des tentatives marquantes pour faire émerger de la formulation mathématique des éléments significatifs pour la physique, par exemple le rapport des chaleurs spécifiques des gaz (à volume constant et à pression constante) à propos de la vitesse du son ou les tensions susceptibles de rendre compte des phénomènes capillaires. Si les résultats de ces tentatives n'ont pas toujours été très heureux, la méthode qui les inspirait était appelée à un brillant avenir.

On a dit de ce fils du peuple, devenu membre de l'aristocratie, qu'il fut l'un des plus grands géomètres du début du XIXe siècle. Le terme, même bien entendu, n'exprime pas l'essentiel. Laplace, excellent mathématicien, est l'un de ceux qui ont fondé la physique mathématique de la manière la plus exemplaire.

Une brillante carrière

Né à Beaumont-en-Auge (Calvados), Laplace dut à l'École militaire, établie dans cette petite ville, sa formation première en mathématiques, et c'est dans cette école qu'il commença à enseigner. Déjà connu par d'importants travaux, il succéda, en 1784, à Étienne Bezout comme examinateur du corps de l'artillerie et entra, en 1785, à l'Académie royale des sciences. À la Révolution, il prit part à l'organisation de l'École polytechnique et de l'École normale et fit partie de l'Institut lors de sa création. En 1796, il présidait la commission chargée de présenter au Conseil des Cinq-Cents le rapport sur le progrès des sciences. Bonaparte lui confia le ministère de l'Intérieur après le 18-Brumaire, mais ne le lui laissa que six semaines. Entré au Sénat en 1799, Laplace ne s'y fit guère remarquer que par un rapport sur la nécessité de revenir au calendrier grégorien, tandis que son influence sur la vie scientifique française ne cessait de croître soit à l'Institut, soit à l'École polytechnique, soit encore à la Société d'Arcueil. Il vota, en 1814, la déchéance de l'Empereur et devint sous la Restauration un personnage de grande importance. Mais c'est à l'Institut que son autorité politique se fit surtout sentir. Membre de l'Académie française, il présidait la séance de janvier 1827 où vint en discussion une supplique contre le projet de loi sur la répression des délits de la presse. Opposé à cette supplique, il quitta la séance, faisant figure d'ultraroyaliste.

"Théorie du mouvement et de la figure elliptique des planètes"

Le premier grand ouvrage de Laplace, intitulé Théorie du mouvement et de la figure elliptique des planètes (1784), utilise le fruit de recherches antérieures sur l'intégration des systèmes d'équations différentielles et la théorie des séries. Ces recherches préparaient bien leur auteur à s'intéresser au problème des trois corps reconnu par Leonhard Euler, Alexis Clairaut et Jean d'Alembert comme la pierre d'achoppement d'une théorie correcte du mouvement des planètes. On sait que la solution exprimée par les lois de Kepler ne convient qu'à un système de deux corps s'attirant mutuellement ; dès qu'il faut tenir compte de la présence d'un tiers, il y a diverses perturbations qui ne sont accessibles au calcul que par la voie d'approximations successives. C'est à ce sujet que Laplace introduisit une méthode nouvelle et se trouva en mesure d'améliorer considérablement les résultats de ses devanciers.

En ce qui concerne le mouvement de la Lune, Laplace sut exprimer les perturbations théoriques provenant de la non-sphéricité de la Terre d'après les hypothèses émises par d'Alembert pour rendre compte des deux phénomènes de la précession des équinoxes et de la nutation, et il en déduisit à l'inverse un moyen de déterminer l'aplatissement de notre globe par l'analyse des perturbations observées dans le mouvement du satellite. Il étudia la relation entre les variations de la vitesse angulaire relative de la Lune et celles de l'excentricité de l'ellipse képlérienne, trajectoire de la Terre autour du Soleil.

Mais c'est à propos de Jupiter et de Saturne que Laplace obtint un succès spectaculaire. Les mouvements de ces deux planètes supérieures paraissaient l'un accéléré, l'autre retardé par rapport aux observations de la fin du XVIe siècle, telles que Tycho Brahe les avaient léguées ; Laplace sut trouver l'explication de ce phénomène singulier en montrant que l'un des termes de la série des perturbations avait été jusque-là mal estimé et indûment négligé, alors que sa valeur était importante, et que, de plus, la demi-période de ses variations était précisément égale aux deux siècles écoulés depuis les observations de Tycho Brahe.

Mécanique céleste

L'aide fournie aux astronomes par la méthode de Laplace est illustrée par les tables nouvelles dressées par Jean-Baptiste Joseph Delambre où les écarts avec les observations se trouvent bornés à trente secondes d'arc au lieu des quatre minutes couramment constatées jusque-là. Encouragé par le succès, Laplace s'applique à la théorie des satellites de Jupiter, pour laquelle Joseph Louis Lagrange avait obtenu le grand prix de l'Académie sans épuiser la question. Il découvrit entre les mouvements moyens et les longitudes des trois premiers satellites des relations simples très remarquables qui se trouvèrent confirmées par l'observation avec une exactitude surprenante, à quelques secondes près.

Le même degré d'exactitude s'affirma entre l'évaluation proposée par Laplace pour la durée de révolution de l'anneau de Saturne et le résultat de l'observation au télescope par William Herschel.

Enfin, Laplace résolut l'énigme de la comète de 1770 à laquelle le calcul donnait une période de cinq ans et demi et qui avait cependant échappé à l'observation lors d'un certain nombre de passages présumés. La méthode qu'il mit en uvre à cette occasion pour tenir compte des perturbations susceptibles d'intervenir dans le mouvement des comètes et pour évaluer leurs masses conduisit à trouver ces astres si peu denses qu'ils peuvent traverser le système solaire sans en être affectés et sans produire aucun effet. C'est donc une véritable science nouvelle que Laplace greffait sur les principes de la gravitation universelle newtonienne. Mais en lui donnant, dès 1796, le nom de mécanique céleste, il ne faisait que la désigner d'après la nature des problèmes qui l'avaient tout d'abord retenu. Il ne tarda pas à y englober d'autres phénomènes, comme celui des marées et de la stabilité des mers, ou encore la constance de la rotation diurne de la Terre. En s'élargissant, l'application mathématique touchait non seulement à de nombreux domaines de la physique, comme celui des fluides et de la chaleur, mais encore à la question fondamentale et très générale du système du monde.

"Exposition du système du monde"

Au fur et à mesure de la découverte de corrections à apporter à une conception simpliste de l'ordre de l'Univers, nul ne s'était hasardé au XVIIIe siècle à reprendre le projet d'une explication générale, cher aux auteurs du siècle précédent. Tandis que l'attraction newtonienne s'imposait à l'opinion savante, le problème de la stabilité d'un univers soumis à cette attraction apparaissait difficile, sinon paradoxal. Divers auteurs avaient été amenés à imaginer des actions compensatrices, soit en compliquant la loi des actions entre deux points matériels (Rudjer Josip Boskovic), soit en introduisant la résistance d'un fluide, l'éther, baignant tous les corps célestes.

Laplace rend compte de la stabilité de l'Univers sans faire appel à aucune de ces hypothèses, en utilisant les compensations que les mouvements de rotation permettent par l'intervention de forces centrifuges dans la lutte contre les tendances à la concentration que les attractions devraient normalement entraîner.

Mais il ne lui suffit pas de comprendre mathématiquement comment l'attraction est compatible avec la stabilité des distances entre les astres, il veut encore saisir une explication de ce phénomène singulier que constitue le mouvement des planètes et de leurs satellites, dans le même sens, à peu près dans un même plan et dans des orbes presque circulaires.

C'est alors que Laplace, s'inspirant des observations de William Herschel sur un grand nombre de nébuleuses lointaines, élabore une hypothèse générale appelée à une grande célébrité : tous les corps de l'Univers se seraient formés au sein d'une nébuleuse primitive, extrêmement diffuse et chaude, sous l'effet conjugué du refroidissement et de la condensation. Les figures stables que les lois de la mécanique permettent de prévoir pour les rassemblements de molécules sous ce double effet sont, comme le montre Laplace, des anneaux en rotation autour de leur axe, eux-mêmes susceptibles de participer comme éléments à des anneaux de dimensions relatives considérables. Mais le maintien de ces figures suppose une régularité dans le phénomène conjugué de condensation et de refroidissement qui a dû être extrêmement rare, puisque le système solaire n'en offre à l'époque qu'un seul exemple (les anneaux de Saturne). Presque toujours, affirme Laplace, chaque anneau a dû se rompre en plusieurs masses qui ont continué à circuler tout en étant susceptibles de former de nouveaux amas, d'où la formation de noyaux sphéroïdiques et de systèmes d'astres emboîtés les uns dans les autres, chaque système étant caractérisé par un même sens de rotation pour les noyaux et les satellites qui le composent.

Les comètes, auxquelles il avait été conduit à assigner une densité très faible, apparaissent à Laplace comme des témoins du processus général ayant échappé à la division, précisément à cause de leur ténuité, et étrangers au système solaire.

On ne saurait, ici, s'étendre davantage. L'Exposition du système du monde de Laplace (1re éd. 1796, 5e éd. 1824) appartient d'ailleurs à l'histoire et peu de chose en demeure, sinon l'exemple d'un remarquable effort de synthèse sur l'ensemble des connaissances physiques et d'une recherche méthodique à partir de faits suggestifs. Dans la mesure même où l'ouvrage ne fait volontairement aucun appel à des &laqno; causes finales », l'énorme influence qu'il a exercée sur son temps et en dehors du milieu scientifique a souvent conduit à considérer Laplace comme un prophète de l'incroyance religieuse. Il n'a pu cependant apparaître tel qu'à ceux dont les connaissances scientifiques étaient insuffisantes et qui ne pouvaient le lire que superficiellement. Profondément conscient de l'étendue de notre ignorance, Laplace n'a cherché en fait qu'à réduire la part trop aisément accordée à un hasard aveugle afin de ne pas exagérer indûment les limites de la science.

La théorie des probabilités

Que les quarante-trois mouvements observables alors dans le système solaire soient tous des mouvements relatifs de rotation s'effectuant dans le même sens constituait pour Laplace la probabilité la plus grande pour une origine commune et l'exclusion d'un effet du hasard. Mais ce n'est que l'expression la plus simple d'une démarche de l'esprit qui est essentielle à son ouvre scientifique tout entière. La fécondité de cette ouvre et l'influence considérable qu'elle a exercée sont incompréhensibles sans référence au traité de la Théorie analytique des probabilités commencé en 1795, publié en 1812 et réédité deux fois du vivant de l'auteur.

Ce traité répond parfaitement à son titre. Il définit de manière précise la probabilité en considérant d'abord, pour un événement simple, le rapport des cas favorables aux cas possibles et en soulignant la condition essentielle que tous ces cas possibles doivent l'être également. Il pose des principes concernant les ensembles d'événements et la composition des probabilités suivant que ces événements sont indépendants ou non. Il introduit, en généralisant les méthodes de calcul symbolique déjà envisagées par Leibniz, l'application de l'analyse mathématique et établit la correspondance des probabilités composées avec les coefficients du développement de fonctions dites génératrices. Il ébauche la notion de corrélation , c'est-à-dire, selon la conception qui ne sera clairement perçue que plus tard, la notion de loi de probabilité d'une fonction aléatoire de la loi supposée fixée d'une autre aléatoire. Enfin, il envisage les problèmes plus connus aujourd'hui sous le nom de convergence stochastique et qui visent à fournir des données pour la décision, dans le resserrement des intervalles de probabilité.

La foi en la possibilité de dégager des expériences multipliées des rapports constants, susceptibles de fonder des règles de conduite, est un besoin incoercible de l'esprit humain, et en cherchant après bien d'autres à mettre la spéculation mathématique au service de cette idée simple, Laplace n'est pas essentiellement novateur. Mais il formule la première démonstration acceptable, encore que non complètement rigoureuse, des lois limites d'une probabilité variable lorsqu'on augmente indéfiniment le nombre des observations. C'est ainsi qu'il apporte à la physique un moyen de soumettre à la critique le redoutable problème des erreurs de mesure.

S'appliquant dans le même temps que Carl Friedrich Gauss à préciser le statut mathématique de la méthode dite des moindres carrés , qui consiste à fixer les résultats moyens à retenir en rendant minimale la somme des carrés des écarts par rapport aux résultats de l'observation, Laplace rend mieux compte de la loi des grands nombres (selon laquelle il faut multiplier les observations ou les expériences) en fournissant des expressions pour la probabilité que l'écart des moyennes par rapport à la vérité soit compris entre des limites données.

Sans doute la confiance avec laquelle Laplace proclame que la masse de Jupiter, calculée par Alexis Bouvard d'après les tables astronomiques corrigées sous son inspiration, est exacte au 1/100 selon une probabilité de 106 contre 1 est apparue plus tard excessive. Mais l'excès sur tel ou tel point n'enlève rien à l'importance de l'outil universel qui se trouve mis à la disposition des physiciens et dont les possibilités d'application s'étendent à toutes sortes d'autres domaines : biologique, juridique, social et même moral. On reste confondu devant l'ampleur des vues que les sciences humaines d'aujourd'hui ont confirmées et qui font de Laplace beaucoup plus qu'un pionnier, un maître qui peut continuer à instruire et à inspirer.

La physique mathématique

Ce maître, cependant, avait en définitive plus de goût pour la spéculation abstraite que pour la besogne expérimentale, et, dans la dernière décennie de sa brillante carrière, il s'est consacré à développer les ressources de l'analyse mathématique, non plus à la critique des données sur lesquelles le physicien doit travailler, mais à la recherche de grandes formulations théoriques suggérées par les équations de la mécanique analytique de Lagrange. Que ce soit en effet au point de vue des lois d'extremum de variation lorsque l'on assigne un même état initial et un même état final, ou au point de vue des lois de transmission entre états et positions voisines, il est certain que la mécanique offrait déjà des types d'expression analytique susceptibles de s'étendre à d'autres phénomènes. Le génie de Laplace a été de s'avancer hardiment dans cette extension en postulant que le formalisme mathématique de la mécanique est apte à fonder la topologie de base des grandeurs physiques, même lorsque les fonctions imaginées pour représenter ces grandeurs demeurent mal définies.

C'est ainsi que les derniers livres de la Mécanique céleste , publiés jusqu'en 1825, sont, en réalité, les chapitres d'une nouvelle physique théorique grâce auxquels la science française a été présente dans les orientations qui apparaissaient principalement en Allemagne. Mais leur influence n'a pas eu que d'heureux effets. En attachant son autorité à la constance du rapport des chaleurs spécifiques des gaz (à pression et à volume constants) intervenant dans l'expression analytique de la vitesse du son, Laplace a contribué à l'incompréhension de l'ouvre de Sadi Carnot et retardé la genèse des principes de la thermodynamique. L'exemple, quelle que soit son importance historique, n'enlève rien, cependant, à l'excellence d'un projet qui consistait à mettre l'analyse fonctionnelle au service de la physique, et que les développements ultérieurs ont favorablement sanctionné. Ce projet devançait simplement de manière trop sensible la situation des connaissances expérimentales pour avoir quelque chance de donner immédiatement des résultats satisfaisants.

 

 

 

 

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